10 mai 1943 : Le premier soldat allemand exécuté dans l'Yonne

Un mystérieux attentat contre un collaborateur

Affiche de propagande du Parti populaire français (PPF)

 

Lundi 10 mai 1943, vers 22 h : Maurice Pandolfi, dit « Gueule en or(1) », collaborateur notoire de Joigny, rentre chez lui en camionnette. À environ 900 mètres de sa ferme de Beauregard, il ressent un choc, s’arrête et descend du véhicule. Il aperçoit à la lumière des phares trois fils de fer tressés qui barrent la route, placés à 50 cm de hauteur, fixés à un arbre de chaque côté. Il prend un outil et coupe les fils de fer. À ce moment-là, un individu caché dans le fossé, non loin de là, s’enfuit. Pandolfi rentre chez lui.

À 23h 15, il entend son chien aboyer ; il sort sur la route, qui est juste à côté de la ferme, pour voir ce qui se passe. Un homme caché dans le fossé tire sur lui quatre coups de feu, sans l’atteindre, et s’enfuit. Pandolfi téléphone aux gendarmes de Joigny qui arrivent aussitôt. Une inspection rapide des lieux ne donne rien.

 

Découverte d'un soldat allemand tué

 

Le lendemain matin 11 mai, les gendarmes de Joigny reviennent. En fouillant les alentours de la ferme dans l’espoir de trouver des indices, les gendarmes ont la surprise de découvrir, à 500 mètres environ de la ferme, à l’orée des bois le long de la route reliant Joigny à Cerisiers, le cadavre d’un soldat allemand. Celui-ci porte une blessure au bras droit, il a reçu plusieurs balles dans la poitrine et une dans la tempe, tirées à bout portant, sans doute avec le revolver du soldat, que les recherches ne permettent pas de retrouver.

Ce même 11 mai, vers 11 h du matin, une fillette de 13 ans est accostée sur la route à environ 500 mètres de là par un individu qui lui arrache sa musette contenant de la nourriture et s’enfuit. Elle prévient ses parents qui alertent les gendarmes. Ceux-ci, accompagnés du commissaire René Grégoire(2) et de l’inspecteur Crette, reviennent pour enquêter. C’est René Grégoire lui-même qui conduit la fouille des lieux. Vers 17 ou 18 heures, Grégoire et Crette arrivent, dans les bois non loin de là, près d’une roulotte où vit un couple de marginaux assez âgés. La fouille de la roulotte ne donne rien mais, dans une cabane proche, Grégoire et Crette découvrent un jeune homme caché sous un grabat. Celui-ci se laisse conduire sans opposer de résistance au commissariat de police de Joigny(3).

Le suspect avoue

 

L’interrogatoire permet rapidement d’identifier le jeune homme arrêté : il s’agit de Pierre Piart, né le 18 avril 1924 à Joigny, célibataire, sans profession ni domicile fixe. Il est connu des services de police pour avoir commis un vol dans la ferme de Pandolfi, dont il a été un temps l’employé. Pour cela, il a été condamné en juillet 1940 pour vol par le tribunal de Joigny et, en raison de son âge (il avait alors 16 ans), a été confié au patronage  « Enfance et Adolescence », rue Réaumur à Paris, puis placé quelques mois plus tard chez des cultivateurs. Il a quitté sans autorisation son dernier employeur, dans la Haute-Marne, en juillet 1942 et il est revenu se cacher dans la forêt proche de Joigny, où ses parents habitent dans une roulotte, et vit depuis d’expédients et de larcins.

Au cours de l’interrogatoire, Pierre Piart reconnaît que c’est lui qui a tendu les fils de fer sur la route près de la ferme de Beauregard et tiré quatre coups de feu sur le sieur Pandolfi avec un fusil de guerre, qu’il affirme avoir trouvé il y a quelques mois dans la forêt, pour se venger de la condamnation subie en juillet 1940. Il avoue aussi être l’auteur de l’agression sur la fillette dans la matinée du 11 mai. Et, après avoir nié, il finit par avouer être l’assassin du soldat allemand. Il explique que le 10 mai, vers 20 heures, il avait quitté la cabane où il vivait, en emportant le fusil et quelques balles et s’était dirigé en direction de la ferme de Pandolfi. Il ajoute que, chemin faisant, il avait eu l’idée de tuer la première personne qui passerait sur la route pour la dévaliser. Il a vu arriver vers 20 h 45 ou 21 h, venant de Dixmont, un soldat allemand en vélo : il a tiré avec le fusil sur le soldat qui est tombé sur la route, touché au côté droit. Il a alors pris le pistolet du soldat et l’a achevé d’une balle dans la tempe droite, puis lui a tiré six autres balles dans le corps. Il a ensuite fouillé le cadavre et dérobé une serviette en cuir et un sac de toile contenant des œufs, du beurre, du pain. Il a emporté ces vivres, ainsi qu’un porte-feuille, un porte-monnaie et deux pistolets automatiques de calibre 7,65 et 6,35 (les sept douilles qui ont été trouvées près du corps sont du 7,65). Il raconte qu’il a ensuite traîné le corps dans le bois, à quelques mètres de la route et posé la bicyclette contre un arbre. Il a caché les objets volés dans une cabane proche puis est allé tendre les fils de fer sur le chemin de la ferme de Beauregard. Plus d’une heure après, il a tiré sur Pandolfi. Il prétend avoir jeté le fusil de guerre et les deux pistolets dans une mare dans la forêt et avoir brûlé les objets volés, sauf les victuailles bien sûr, qu’il a mangées.

Enquête policière

L'inspecteur Grégoire

 

Les gendarmes vont alors essayer de retrouver les armes et les objets volés. Des recherches approfondies sont faites : on fait venir une moto-pompe qui assèche à moitié la mare, puis les gendarmes ratissent longuement le fond de la mare, sans résultats. Ils sondent d’autres mares, fouillent la roulotte de ses parents et de nombreuses cabanes des environs, toujours sans résultats. Par contre, ils arrêtent quelques jours plus tard un certain Arthur Ferret, demi-frère de Pierre Piart, pour détention d’un fusil de chasse et de cartouches. Ferret est incarcéré avec Pierre Piart à la prison d’Auxerre, comme l’atteste le registre d’écrou(4) : Pierre Piart entre à la prison le 14 mai, Arthur Ferret le 17.

Les policiers notent que les membres de la famille Piart « paraissent professer des idées communistes, sans toutefois les manifester ouvertement », mais ne semblent guère y attacher d’importance. Selon l’inspecteur de la Sûreté qui mène l’enquête, « il n’était pas dans les intentions de Piart de tuer un militaire allemand, mais la première personne rencontrée sur cette route forestière ou dans la forêt, où il vivait à l’état sauvage depuis plusieurs mois ». Et Grégoire conclut : «  Ce n’est pas un crime politique mais un crime de droit commun, ayant pour but le vol ». L’enquête est donc vite close : le mobile (pour Pandolfi comme pour le soldat allemand) est crédible, les aveux sont circonstanciés et précis ; on tient le coupable. Pierre Piart est donc condamné à mort par le tribunal militaire allemand d’Auxerre pour le meurtre d’un soldat allemand et fusillé au champ de tir d’Égriselles-Venoy, le 1er juin 1943(5).

Mais l'affaire rebondit après la Libération...

 

Après la Libération, au printemps 1945, ont eu lieu les procès de collaborateurs, dont celui de René Grégoire. Au cours de son procès devant la cour de justice de l’Yonne, lorsqu’est évoquée l’exécution de Pierre Piart, un témoin inattendu demande à déposer. Il s’agit d’André Cornillon, un des responsables du Front national de l’Yonne pendant l’Occupation, alors conseiller municipal d’Auxerre et président du CLL (Comité local de libération) d’Auxerre. Cornillon affirme devant le tribunal que le soldat allemand abattu le 10 mai 1943 l’a été par trois réfractaires au STO (Service du Travail Obligatoire, instauré par le gouvernement de Vichy en février 1943), dont le demi-frère de Pierre Piart, Arthur Ferret, et que Pierre Piart, trouvé en possession du revolver de son frère, s’est accusé pour le sauver. Il ne s’agirait donc pas d’un crime de droit commun mais bien d’un acte de résistance, le premier attentat réussi dans l’Yonne contre un soldat allemand.

En fait, cette affirmation n’est guère crédible. Arthur Ferret a bien été incarcéré le 17 mai dans la partie allemande de la prison d’Auxerre sous l’inculpation de « détention d’armes », mais il ne pouvait être réfractaire au STO puisqu’il était né en octobre 1910 et que le STO ne concernait que les jeunes des classes 1920 à 1924. Il a par ailleurs été libéré dès le 19 juin 1943, ce qui est très étonnant car les Allemands ne badinaient pas à cette époque avec le délit de détention d’armes : c’était au mieux une peine de plusieurs années de prison, ou la déportation, même pour un fusil de chasse, à plus forte raison encore pour un revolver. Mais le rapport de police ne parle pas d’un revolver trouvé en possession de Ferret mais d’un fusil de chasse, et nous ne savons pas pourquoi Ferret s’en est tiré à si bon compte.

Il s’agit en fait d’une action de la résistance FTP icaunaise

Les déplacements du maquis Vauban

 

Une troisième version a par la suite été avancée, beaucoup plus vraisemblable, mais qui soulève quand même quelques questions. Elle a été fournie par Robert Loffroy(6), qui a recueilli longtemps après la guerre les témoignages de deux anciens membres du maquis Vauban, Levon et Belnot, et c’est cette version qui sera reprise par Robert Bailly dans ses ouvrages(7). Il s’agit en fait d’une expédition punitive contre Pandolfi menée par trois résistants FTP, René Blondeau (« Petit René »), Belnot (« Michel ») et Émile Philippot junior, membres du maquis FTP Vauban qui se trouvait alors installé dans une maison forestière près de Bellechaume, en forêt d’Othe. Ces trois FTP sont allés à pied à la ferme de Beauregard, ont tiré sur Pandolfi et l’ont raté. Robert Bailly raconte : « C’est en revenant de nuit que les FTP font la rencontre d’un sous-officier allemand à bicyclette qui les interpelle ». Émile Philippot, « avec sang-froid et rapidité » l’abat alors d’un coup de revolver. Les trois FTP s’emparent de ses papiers, du ravitaillement qu’il transportait et de son revolver Mauser 9 mm.

 

Des incertitudes subsistent

 

Cette version des faits a le mérite d’expliquer pourquoi les gendarmes et policiers n’ont jamais retrouvé les affaires et les armes du soldat allemand tué. Mais s’il s’agit de la bonne version des faits, ce qui semble être le cas, il faut donc supposer que, par un étonnant hasard, ces trois maquisards ont tenté d’assassiner Pandolfi le soir même où Piart avait monté sa minable embuscade avec des bouts de fil de fer pour stopper sa voiture. Pourquoi Piart n’a-t-il pas tiré à ce moment-là ? Est-ce parce que le fameux fusil de guerre, qu’on n’a jamais retrouvé, n’existait que dans son imagination (ou dans celle des policiers qui lui auraient soufflé ses aveux…) ? On comprend mal aussi comment les trois FTP, embusqués dans un fossé près de la maison, aient pu rater Pandolfi (mais il est vrai qu’à plus de 23 heures, il faisait alors tout à fait nuit).

Par ailleurs, les rapports de police ne parlent pas d’un sous-officier, mais d’un simple soldat. Il parait assez bizarre que ce militaire allemand, parti en vélo de Joigny pour aller chercher des œufs et du beurre dans des fermes des environs (il y a plusieurs hameaux ou fermes isolées entre Joigny et Dixmont), revienne à une heure aussi tardive. En effet, si la version du meurtre du soldat allemand par les trois FTP, après l’attentat raté contre Pandolfi, est la bonne, il ne peut avoir eu lieu qu’à 23 h 20 au moins, donc en pleine nuit. Là, par contre, Émile Philippot se serait montré remarquablement adroit pour atteindre du premier coup, dans l’obscurité, une cible mobile ! Robert Bailly écrit que le « sous-officier » allemand aurait « interpellé » les trois maquisards ; c’est possible, le militaire allemand devait être surpris de voir trois hommes marcher le long de la route à une heure aussi tardive. Mais il est possible aussi que les trois gars du Vauban, surpris par l’arrivée inopinée d’un militaire allemand en vélo, lui aient tiré dessus sans attendre sa réaction. De toute façon, en vélo, il aurait eu du mal à dégainer rapidement son pistolet.

 

Il semble donc plus probable que le déroulé de cette affaire soit le suivant : les trois maquisards, qui étaient en route avec pour mission de tuer Pandolfi, ont rencontré par hasard ce soldat allemand vers 21 h, à une heure où, en mai, il fait encore un peu jour, et l’ont tué. Ensuite, deux hypothèses sont envisageables. Ou bien c’est Pierre Piart qui, excité par ces coups de feu, ou peut-être après avoir rencontré et parlé avec les trois FTP, a décidé de monter une sorte d’embuscade à la ferme de Beauregard vers 22 h, puis est revenu près de la ferme et a tiré quatre coups de fusil en direction de Pandolfi vers 23 h 15, et l’a raté. Mais dans ce cas cela veut dire que les trois maquisards, après avoir tué le soldat allemand et s’être emparés de ses armes et de ses provisions, se sont retirés en renonçant à leur mission initiale. Deuxième hypothèse, Pierre Piart s’est contenté de dresser une embuscade dérisoire contre Pandolfi vers 10 heures puis, une heure plus tard, ce sont les maquisards qui sont venus près de la ferme de Pandolfi et ont tiré sur lui. Mais dans ce cas, pourquoi auraient-ils attendu si longtemps, alors que les lieux sont proches et que Pandolfi était rentré chez lui dès 22 heures ? La première hypothèse (les gars du Vauban sont repartis après le meurtre du soldat allemand sans tenter d’accomplir leur mission initiale) parait donc plus vraisemblable.

Autre élément problématique, l’arme prise sur le corps du soldat allemand. Les rapports de police ne parlent pas d’un Mauser 9 mm mais de deux pistolets 7,65 et 6,35 mm et les sept douilles retrouvées près du corps sont du 7,65. Le rapport de police est formel, le corps du soldat allemand a bien été criblé de sept projectiles dont plusieurs tirés à bout portant. Il est donc vraisemblable que l’un des FTP s’est emparé de l’arme du soldat blessé gisant dans le fossé et l’a achevé à bout portant de plusieurs tirs.

Une arme compromettante

 

Plus étonnante encore est la destinée de l’arme (ou l’une des armes) saisie par les maquisards sur le corps du soldat allemand. En effet, dans ses Mémoires, Robert Loffroy raconte, page 134, que deux semaines plus tard, quatre maquisards du maquis FTP Vauban, Belnot, Chaussenot, Déry et Émile Philippot ont été arrêtés dans un café de Brienon par les gendarmes du lieu qui enquêtaient sur un vol de sucre commis la nuit précédente (le 26 mai) à la sucrerie de Brienon. Robert Loffroy écrit : « Les maquisards, tous quatre armés de pistolets, auraient pu aisément neutraliser les gendarmes, mais Belnot, qui dirigeait les opérations, décidait de déposer les armes en expliquant qu’ils n’étaient pour rien dans ce vol(8). Les gendarmes les ont gentiment invités à les accompagner à la gendarmerie, en leur disant que tout allait s’arranger ».

Mais voilà qu’arrive à la gendarmerie de Brienon un lieutenant de gendarmerie venant de Joigny, beaucoup moins compréhensif, suivi bientôt par René Grégoire lui-même et « toute sa suite ». Grégoire, convaincu qu’il s’agit bien des voleurs de sucre, les fait conduire à Auxerre et les interroge. Il confisque les armes trouvées sur les maquisards, parmi lesquelles se trouve le pistolet récupéré sur le soldat allemand tué le 10 mai. Les quatre maquisards sont jetés en prison, dans la partie française, réservée aux auteurs de délits de droit commun, et non dans la partie allemande, celle des auteurs de délits punis par l’armée d’occupation(9). Et Grégoire ne souffle mot aux Allemands du fameux pistolet… Loffroy poursuit : « Quelques jours plus tard, les quatre maquisards passaient devant un tribunal (français) pour un soi-disant vol d’essence. Chaussenot bénéficia d’un non-lieu, Belnot et Déry connaissaient encore quelques jours d’incarcération avant d’être libérés. Seul Philippot, réfractaire au STO, prit la direction de l’Allemagne(10) ».

 

Ainsi René Grégoire, chef de la police française de l’Yonne, tout en sachant parfaitement d’où provenait ce pistolet, a choisi de ne pas en parler aux Allemands et de faire échapper les quatre maquisards à la justice militaire allemande, qui se serait montrée sans aucun doute infiniment moins indulgente. Loffroy en conclut : « Sans doute Grégoire avait-il déjà senti tourner le vent de l’histoire et que bientôt lui serait demandé des comptes sur son comportement criminel pendant l’occupation allemande ».

Mais il y a peut-être aussi une autre explication à la mansuétude étonnante dont a fait preuve Grégoire en cette occasion envers des résistants communistes. Si Grégoire avait remis le pistolet aux Allemands et leur avait livré les quatre maquisards, il aurait dû admettre qu’il s’était trompé concernant Pierre Piart, et donc soit reconnaitre son incompétence, soit avouer qu’il avait sciemment accusé un innocent pour couvrir une action de la Résistance. Dans tous les cas, aux yeux des Allemands, son autorité aurait été amoindrie et sa position serait devenue délicate. Mais il ne s’est pas vraiment expliqué sur cette affaire lors de son procès, qui fut, il faut bien le dire, mené entièrement à charge, alors que cela aurait pu constituer un des éléments de sa défense.

Un coupable bien commode

Le monument commémoratif des fusillés de l'Yonne à Egriselles-Venoy

 

Reste à expliquer pourquoi la police française a facilement accepté (ou sollicité…) les aveux de Pierre Piart, alors que sa version des faits était pour le moins peu solide, faute de preuves, les policiers n’ayant retrouvé aucune des armes dont il avait fait mention, ni les vivres et objets pris sur le soldat mort. Lors du colloque organisé à Auxerre par l’ARORY en 2008, Roger Pruneau(11) a donné l’explication la plus vraisemblable : « Le maire de Joigny, craignant des représailles, est intervenu immédiatement auprès de la police française. En imputant l’exécution à ce jeune marginal, on évitait d’en faire un acte de résistance ». Il faut bien reconnaître que les policiers semblent se hâter de mettre tout sur le dos de Piart. Ce marginal un peu simplet faisait un coupable bien commode. Pierre Piart, sans se rendre compte sans doute de ce qui l’attendait, a avoué tout ce qu’on voulait. Le maire de Joigny et les policiers français ont donc chargé ce jeune homme en sachant, ou en se doutant fort, que ce n’était pas lui le vrai coupable. Mais ce n’était qu’un « marginal », après tout, et il fallait éviter des représailles possibles de la part des Allemands…

Ainsi la police française de l’Yonne, avec à sa tête René Grégoire, que les communistes icaunais ont toujours accusé d’avoir été un collaborateur servile des Allemands, s’est efforcée de camoufler un acte de résistance en délit de droit commun. Mais peut-être aussi que cela arrangeait les Allemands, à cette époque où la résistance armée n’en était qu’à ses tous débuts, de croire, ou de laisser croire qu’il s’agissait d’un crime de rôdeur et non d’un acte de « terrorisme », ce qui aurait été admettre qu’il y avait, déjà à cette époque, une résistance armée dans l’Yonne …

Et c’est ainsi que le nom de Pierre Piart, qui n’était ni résistant et ni très certainement l’auteur du meurtre du premier soldat allemand tué dans le département de l’Yonne, figure au fronton de la stèle des fusillés d’Égriselles-Venoy et qu’il est honoré de ce fait chaque année comme un des martyrs de la Résistance icaunaise.

Mort d’un collaborateur

 

Quant à Pandolfi, il a été exécuté le 15 janvier 1944 par un groupe FTP commandé par Maurice Sellier (« Michel »). Alors que Pandolfi arrivait vers 10 h du matin près de sa ferme au volant de sa camionnette, Maurice Sellier tira une rafale de mitraillette, blessant Pandolfi. Celui-ci fut ensuite achevé sur son siège à coups de revolver. Mais il avait dressé une liste de résistants de la région ce qui permit à la police allemande de procéder dans les jours suivants à plusieurs arrestations de résistants à Joigny, dont Jean Hémery, arrêté le 25 janvier. L’enterrement de Pandolfi, le 18 janvier à Guerchy (où sa femme possédait des terres et des maisons), fut mouvementé. Un rapport fait par René Grégoire, daté du 21 janvier 1944, précise(12) : «…des individus, au cours de la nuit précédente, ont enlevé les roues du corbillard. D’autre part, après s’être introduits dans l’église, ils ont détérioré les soufflets de l’harmonium et enlevé les battants des cloches, et ont apposé un écriteau à la porte de l’église, ainsi conçu : « Dieu n’accepte pas les traîtres… ». Selon ce même rapport, le corps de Pandolfi fut transporté au cimetière par une voiture allemande, accompagné de deux Feldgendarmes et quatre soldats de la Wehrmacht, en présence d’une quinzaine d’autres personnes (dont Robert Loffroy, dans ses Mémoires, affirme qu’une seule était de Guerchy).

 

[1] Maurice Pandolfi est né le 20 juillet 1904 à Paris. Pendant l’Occupation, il est cultivateur et exploite la ferme de Beauregard, située sur la côte Saint-Jacques, en bordure de la forêt d’Othe, sur la commune de Joigny. Il est surtout connu comme chef de section du PPF (Parti populaire français, créé par Jacques Doriot, un des principaux partis collaborationnistes) et considéré dans la région comme un des collaborateurs les plus déterminés et dangereux des Allemands. Son surnom de « Gueule en or » vient des couronnes en or de sa dentition.

[2] Né en 1895, ancien combattant de la Grande Guerre, blessé et décoré de la croix de guerre, René Grégoire est nommé en juin 1941 commissaire spécial, chef des services des Renseignements généraux de l’Yonne ; en février 1943, il est chargé de la direction de l’ensemble des forces de police de l’Yonne. C’est donc lui qui dirige toutes les opérations menées par la gendarmerie et les corps francs contre la résistance icaunaise, souvent en coopération avec les autorités allemandes. Mais en même temps, il entretient des relations suivies avec plusieurs responsables de la Résistance dans l’Yonne, en particulier Henri Cronier et Marcel Choupot (qui sera le premier chef départemental des FFI, au printemps 1944). À la Libération, il est arrêté le 25 août 1944 et emprisonné à Auxerre. Son procès s’ouvre au début avril 1945 devant la cour de justice de l’Yonne. Bien que sa défense ait fait état de ses contacts avec la Résistance, il est condamné à mort le 20 avril 1945 et fusillé près d’Auxerre le 5 juin (Arch. dép. Yonne, 6 W 25470 et CD-Rom La Résistance dans l’Yonne, Drogland Joël, notice René Grégoire).

[3] Arch. dép. Yonne, 1 W 100, PV de la gendarmerie de Joigny.

[4] Arch. dép. Yonne, 33 J 18. Arthur Ferret, né le 18 octobre 1910, était ouvrier terrassier à Joigny.

[5] Service Historique de la Défense, Vincennes, archives des tribunaux militaires allemands, GR 28 P 85 (30)

[6] Robert Loffroy, jeune agriculteur de Guerchy, près d’Auxerre et militant communiste, est entré très tôt dans la Résistance. Après avoir échappé de justesse à l’arrestation fin janvier 1944, il passe dans la clandestinité et devient recruteur FTP pour la partie nord de l’Yonne. À la mi-juin 1944, il est nommé commissaire aux opérations régionales et devient ainsi le chef militaire des FTP de l’Yonne jusqu’à la Libération. Il a laissé des mémoires manuscrites très précieuses pour l’histoire de la résistance communiste de l’Yonne, qui ont été éditées par l’ARORY en 2014 sous le titre Mémoires d’un résistant et militant communiste de l’Yonne.

[7] Robert Bailly, instituteur et résistant communiste de l’Yonne, a rédigé à partir des années 1970 plusieurs ouvrages sur la Résistance icaunaise (dont le plus connu et le plus complet, édité par l’ANACR-Yonne en 1990, est intitulé Si la Résistance m’était contée), largement inspirés des mémoires de Robert Loffroy.

[8] En fait, c’étaient bien les gars du maquis Vauban qui, confrontés à de grosses difficultés pour se ravitailler, avaient cambriolé la veille au soir la sucrerie de Brienon et en avaient rapporté de grosses quantités de sucre, qu’ils ont mangé ou échangé contre d’autres vivres.

[9] Dès le début de l’Occupation, les Allemands avaient réquisitionné une des trois ailes (celle qui est la plus proche de l’avenue Charles de Gaulle actuelle) de la prison d’Auxerre pour y détenir les personnes qui contrevenaient à leurs ordres, et plus tard les résistants ; les deux autres ailes, destinées aux délinquants de droit commun, restaient sous l’autorité des gardiens français de la prison.

[10] Selon son propre témoignage, Émile Philippot a réussi à sauter du train qui l’emmenait en Allemagne et a rejoint un maquis en Côte-d’Or.

[11] Roger Pruneau s’est engagé très jeune au maquis FTP sénonais Paul Bert ; après avoir pris sa retraite d’instituteur, il a effectué de minutieuses recherches aux archives et rédigé un volumineux ouvrage intitulé Contribution à la connaissance de l’histoire du département de l’Yonne pendant la guerre 1939-1945 (ADY 2F 479), dans lequel il conteste de nombreuses assertions contenues dans les ouvrages de Robert Bailly.

[12] Arch. dép. Yonne, 1 W 107.

Claude Delasselle

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